Le projet européen FEMINICON vise à explorer l’iconographie féminine en Grande-Grèce et en Illyrie du VIIIe au IIIe siècle avant J.-C. Dans une approche multidisciplinaire, il met en perspective toutes sortes de sources visuelles pour identifier et clarifier la façon dont les femmes étaient représentées dans l’artisanat grec et indigène du sud de l’Italie et leur influence sur la côte illyrienne.

Ces recherches portent sur les représentations funéraires et combinent sources littéraires, données archéologiques et supports iconographiques de toutes sortes. Le projet a pour but d’améliorer la compréhension d’un matériel archéologique massivement décontextualisé, exporté vers des collections internationales et analysé selon des préjugés anachroniques, véhiculant une image largement déformée de l’antiquité grecque et de l’histoire des femmes.

Les nouveaux outils numériques, grâce à leur capacité à traiter de grandes quantités de données, ouvrent de nouveaux horizons pour l’archéologie et l’étude de l’iconographie des genres. L’étude questionnera en outre l’historiographie et évaluera les préjugés dans les études concernant le genre. Nous devons ici procéder à une archéologie du regard, afin de mieux comprendre les sociétés de la région et leurs vestiges archéologiques. Le nouvel ensemble de données permettra d’étudier précisément les modalités de l’iconographie féminine, ses clients et ses producteurs. Le corpus des scènes funéraires et infernales sera idéal pour analyser les gestes et les fonctions des femmes dans l’iconographie, ainsi que pour analyser l’importance du genre dans les sociétés et leurs représentations.

État de l’art

Les études de genre sont désormais intégrées aux études classiques, bien que de nombreux universitaires ne les utilisent toujours pas et n’en tiennent pas compte dans leurs recherches. Le dynamisme des spécialistes du genre est donc important car les problématiques et la méthodologie tendent à être de plus en plus spécifiques. Il existe un cadre méthodologique précis et riche. Depuis la publication de Goddesses, Whores, Wives and Slaves. Women in Classical antiquity de S. Pomeroy en 1975, les chercheurs français et anglo-saxons ont produit de nombreuses publications et synthèses sur la thématique. Par exemple, L. James et S. Dillon ont dirigé A companion to Women in the Ancient World, paru en 2012, qui reste un livre de référence malgré les critiques qui lui ont été faites. Pour ce volume, G. Shepherd a notamment écrit sur la période archaïque en Grande-Grèce, soulignant les différences entre les femmes vivant dans les sociétés multiculturelles italiennes et celles des cités plus homogènes de la Grèce balkanique. Sa contribution est plutôt isolée. En effet, au-delà de la question des mariages entre Grecs et autochtones dans le processus de colonisation ou des travaux d’A. Pontrandolfo et A. Rouveret à Paestum, et malgré quelques études précoces dans les années 1980 et dans les années 2000, les recherches approfondies sur les femmes en Grande Grèce et en Illyrie sont rares et précieuses, comme celles de Mariassunta Cuozzo.

Comme dans d’autres régions, la plupart des publications accordent plus de place aux objets découverts à l’intérieur des tombes et au matériel votif qu’à l’iconographie massive, probablement en partie parce qu’elle est souvent décontextualisée. Pourtant, dans le cadre de l’archéologie funéraire italienne et albanaise, le sexe (plutôt que le genre) du défunt est presque toujours abordé dans les publications : les méthodes exigent une réflexion approfondie, tant archéologique que théorique. Récemment, de nouvelles approches en archéologie funéraire et en anthropologie ont montré les limites et les ambiguïtés des études passées et en cours, révélant ainsi l’important travail qu’il reste à accomplir. Organisé par la responsable scientifique du projet Claude Pouzadoux, avec Teresa Cinquantaquattro, Angela Pontrandolfo, Giovanna De Sensi Sestito et Mario Lombardo, le congrès de Tarente 2019 a été pour la première fois consacré aux femmes, signe que le thème attire l’attention des spécialistes de la région. Le projet contribuera à la dynamique initiée par lors de cet événement.

Cadre du projet

Pendant la période archaïque, les Grecs se sont installés dans le sud de l’Italie et ont fondé de nouvelles cités le long de la côte : du VIIIe au IIIe siècle avant notre ère, la Grande-Grèce et la Sicile ont vu se développer une culture originale, fruit de la rencontre entre Grecs et indigènes. L’une des conséquences les plus spectaculaires de cette rencontre est la naissance d’une culture visuelle riche et originale. Cette iconographie se développe notamment sur une production abondante de vases à figures rouges, ainsi que dans la statuaire, la peinture murale ou la numismatique.

 

 

Le rôle central des femmes, notamment indigènes, dans les sociétés coloniales est bien connu : mariages inter-ethniques, contacts et interactions entre Grecs et indigènes, dynamisme démographique et continuité des fondations, développement de la culture italiote, artisanat, rôles lithurgiques. Cependant, malgré l’omniprésence des personnages féminins dans les représentations (femmes, déesses, allégories, monstres…), celles-ci n’ont pas encore  fait l’objet de recherches systématiques et transversales. Aujourd’hui, grâce aux humanités numériques, aux nouvelles données et à l’évolution des méthodes, la recherche peut franchir des étapes importantes. En utilisant plus systématiquement les études de genre pour analyser les nombreuses données provenant des contextes archéologiques de Grande Grèce, il est possible de renouveler notre approche des sociétés. L’anthropologie funéraire et les données récentes ont montré que dans ce domaine, le renouvellement des outils et des approches est crucial. Par exemple, les progrès scientifiques et méthodologiques remettent désormais en question certaines associations symboliques établies dans le passé ou tenues pour acquises : on a identifié des femmes enterrées avec des armes ou des hommes avec des miroirs, ainsi que des tombes contenant à la fois un strigile et des poids de métier à tisser. Nous savons désormais que de nombreux éléments doivent être reconsidérés, au-delà des stéréotypes : certains objets sont polysémiques, d’autres sont offerts aux morts par des proches de l’un ou l’autre sexe, d’autres encore ont appartenu aux morts ou ont été fabriqués spécifiquement pour la tombe. L’iconographie peut nous montrer plus clairement comment certains objets et comportements sont associés à un genre ou l’autre. L’analyse quantitative permettra d’analyser ces représentations et de les confronter aux ensembles archéologiques.

Afin de bénéficier des réflexions récentes de l’archéologie funéraire et d’obtenir rapidement des résultats pendant les deux années d’étude, la recherche se concentrera sur les abondantes représentations funéraires produites dans la région durant l’époque grecque. Très codifiées, elles révèlent les identités sociales qu’elles représentent et mettent en scène, notamment les identités de genre. Les objets ajoutés au corpus seront choisis pour leur thèmatique iconographique, en favorisant ceux dont le contexte archéologique est connu : représentations de scènes funéraires (rituels avec les morts, offrandes au tombeau…) et de l'au-delà (les femmes y sont très présentes, pensons par exemple à Perséphone et aux monstres féminins qui tourmentent ou guident les défunts). Certaines scènes mythologiques seront également prises en compte : les funérailles de Patrocle, la tombe d’Oedipe… Le domaine funéraire (pratiques, paysages, matériel…) est un lieu de représentation important, surtout pour l’élite, il renvoie donc aux historiens et aux archéologues une image de la société. Malgré les déformations de ce miroir, celui-ci constitue une source importante et unique pour l’étude de la Grande-Grèce et de l’Illyrie, où les textes, même épigraphiques, font largement défaut. Cette approche par les images permettra de mieux comprendre la manière dont la différence entre les sexes et le rôle des femmes étaient envisagés au niveau local. Avant de faire une analyse globale, deux micro-corpus seront analysés afin d’affiner la méthode : les représentations de cérémonies funéraires à la stèle et les scènes infernales. Il sera possible de comparer les résultats avec les définitions établies et de vérifier leur validité, par exemple en regardant si les cratères et les hydries sont réellement associés, respectivement, aux hommes et aux femmes, comme nous avons l’habitude de le lire dans de nombreuses publications.

Le projet Feminicon porte également sur les interactions entre le sud de l’Italie et la côte illyrienne. Cette région située dans la partie occidentale de la péninsule balkanique a connu un processus de colonisation similaire à celui de la Grande-Grèce pendant la période archaïque : Dyrrachion et Apollonia sont les deux principales villes grecques, toutes deux situées en Albanie aujourd’hui. Les échanges entre l’Illyrie et la Grande-Grèce sont bien documentés, mais ils soulèvent encore de nombreuses questions qui n’ont jamais été discutées en profondeur dans le cadre d’une approche globale, prenant en compte à la fois le côté italien et le côté illyrien. L’objectif est de voir comment les modèles genrées de Grande-Grèce et de Sicile ont influencé l’iconographie illyrienne. Le projet permettra également d’étudier les paramètres selon lesquels les productions du sud de l’Italie ont été importés en Illyrie et si les productions illyriennes ont été exportées en Italie.

Humanités numériques : Omeka, R, Gephi…

En nous permettant de traiter de grandes quantités de données de manière systématique, les ressources et outils numériques peuvent renouveler notre approche du genre dans l’iconographie grecque. FEMINICON utilisera Omeka, R et Gephi pour exploiter la grande quantité de données disponibles afin de vérifier ou révéler des associations symboliques liées à un genre. Il serait difficile, voire impossible, de réaliser le projet sans leur aide. Pour mettre en évidence et décoder les systèmes de genre, je quantifierai systématiquement la relation des différents éléments (personnes, positions, actions, objets, symboles, supports…) avec les figures masculines et féminines représentées, et éventuellement avec le sexe du défunt lorsque les données sont disponibles et claires (ce qui est rare, la plupart du temps seul un genre, determiné sur la base du mobilier, est effectivement proposé dans les publications).

Pour être réalisé, FEMINICON nécessite la création d’un nouvel outil, qui sera ensuite utile pour d’autres types d’études. Une collection sera créée via l’outil Omeka, gratuit et en libre accès mais rarement utilisé dans les études classiques bien qu’il offre un modèle de grande qualité (Dublin Core, MySQL très pratique) et un environnement favorable aux historiens de l’art et aux archéologues. L’interopérabilité d’Omeka est élevée, contrairement à de nombreuses bases de données spécialisées produites ces dernières années dans le domaine de l’archéologie classique. Le corpus FEMINICON sera rapidement réuni grâce à l’ergonomie de l’outil, à l’utilisation de plusieurs publications de référence et à la collaboration de plusieurs musées italiens. Cette phase conduira en outre à l’élaboration d’une documentation photographique en accès libre, d’une carte et d’une chronologie du matériel.

Grâce à la collection Omeka, il sera possible d’étudier les réseaux de motifs iconographiques, en relation avec des supports et des contextes. L’interopérabilité d’Omeka et la grande quantité de données réunie permettent l’utilisation de RStudio et de Gephi, deux logiciels d’analyse et de visualisation open source et gratuits. Afin de permettre l’utilisation de descriptions iconographiques pour l’analyse quantitative, un langage spécifique a été conçu. Il permet de standardiser la description des images, en utilisant le format open source TOML, destiné à être facile à lire et à écrire grâce à une syntaxe évidente et minimale. La description est basée sur l’assemblage de trois catégories d’éléments : type de scène, figure/motif, action/interaction. Ces champs sont complétés par des termes issus d’un thésaurus comprenant pour chaque motif une description, des mots clés et un genre le cas échéant. Pour simplifier encore la rédaction, une application web est en cours de création. En exportant les objets enregistrés dans Omeka et en utilisant les scripts écrits en R, il est possible d’effectuer une série d’analyses quantitatives et d’observer le corpus de manière massive et systématique. L’analyse quantitative du corpus permet notamment d’identifier des modèles de genre : il est par exemple possible d’obtenir des statistiques sur le genre, la nature, l’activité ou l’apparence des figures portant un objet donné, dans un type de scène ou sur une catégorie de supports voire en fonction de la chronologie ou de l’origine des productions. Ces outils sont également très efficaces pour regrouper les motifs, confirmer des hypothèses et mettre en évidence des éléments constants autrement indétectables dans la masse d’informations : centralité d’un motif, présence récurrente d’un motif périphérique apparemment anodin, associations constantes, rôle de certains personnages, etc.

Afin d'uniformiser le vocabulaire utilisé dans les descriptions, un thésaurus iconographique est également mis en place. Il est progressivement associé à des images et des descriptions et mis à la disposition des chercheurs, qui ont ainsi accès à un dictionnaire illustré de l’iconographie italiote.

 

Le projet Feminicon est mené par Fabien Bièvre-Perrin (Université de Lorraine, HisCAnt-MA). Il a démaré au Centre Jean Bérard (EFR, CNRS) grâce à un financement du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne, dans le cadre de la convention de subvention Marie Sklodowska-Curie n° 891118 (mai 2020-septembre 2021).

 

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